LE ROMAN DES VOYAGEUSES FRANÇAISES (1800-1900)



« Cette période de ma vie, passée au milieu des steppes, loin de toutes les villes, m'apparaît à présent sous un jour si calme, si doux et si serein, que le moindre incident qui m'en fait souvenir m'émeut profondément. » - Adèle Hommaire de Hell Au XIXe siècle, on court le monde, on explore, on conquiert, on découvre le proche comme le lointain, on crée des sociétés savantes, des musées, on dresse des inventaires et des cartes, on mesure, on défie si bien l'inconnu qu'entre faire la guerre, coloniser, évangéliser, étudier, explorer, commercer, émigrer et visiter, nombreuses sont les raisons de prendre la route. S'il y a des hommes pour partir au loin, il y a aussi des femmes même au début du siècle quand le déplacement est terriblement périlleux et inconfortable. En 1812, par exemple, l'actrice Louise Fusil, surprise dans l'incendie de Moscou, n'a pas d'autre choix que de refluer vers la Bérézina avec l'armée napoléonienne. En 1817, Rose de Freycinet, embarquée clandestinement sur un navire de la Marine Royale, entreprend un tour du monde de trois années. Charlotte-Adélaïde Dard, en 1816, survit au naufrage de La Méduse. En 1840, tout auréolée de la gloire de son aventure, Léonie d'Aunet rentre du monde glacial du Spitzberg pendant que Louise Bachelet traverse le Paraguay en guerre pour rejoindre une petite société française organisée en phalanstère au Brésil. En 1848, la violoncelliste Lise Cristiani fait une tournée de vingt mille kilomètres en Sibérie. L'héritage des Lumières s'est diffusé dans une société qui croit en la connaissance par l'observation comme elle croit en la supériorité de ses valeurs. Rapporter des savoirs n'est pas le privilège de l'explorateur ou du savant ; les voyageuses parties faire l'expérience du monde, entraînées elles aussi dans la dynamique générale de l'expansion des connaissances, se sentent en mission pédagogique et, au retour, publient le récit de leurs aventures. Partir et écrire : double émancipation dans une société qui veut limiter le territoire des femmes à la vie domestique. Louise Bourbonnaud, à qui un voyage solitaire de « cent-quarante-cinq mille lieues terrestres » donne le droit de narguer les entraves, est la messagère de leur fierté : « Quelle nature impressionnable que celle de la femme ! Comme un rien la bouleverse, l'effraie, lui fait perdre la tête ! Quelle organisation incomplète du point de vue du sang-froid, de la présence d'esprit, de l'impassibilité devant les difficultés dont la vie est hérissée et auxquelles elle se trouve en butte à chacun de ses pas. Sans l'homme que ferait-elle ? Comment se débrouillerait-elle, la pauvre ? Eh bien, j'ai voulu montrer, moi, femme, que ces idées émises plus haut sur la femme commencent à être bien vieillies et hors concours. Jeune encore, jouissant d'une assez belle fortune, veuve c'est-à-dire maîtresse de mes actions, j'ai entrepris de faire mon tour du monde. » Artistes, épouses d'hommes appelés au loin, exilées, croyantes, missionnaires, militantes, romancières, reporters, scientifiques, touristes, aventurières, malades ayant besoin de climats favorables, les femmes entreprennent leurs voyages sous des auspices divers qui rendent chaque récit singulier et l'ensemble unique. Ensemble qui présente le triple intérêt d'informer sur le monde d'alors, du Kamtchatka à Tahiti ; sur les voyageuses comme femmes d'une époque et d'une nation ; sur leurs récits comme variété d'un genre littéraire très productif au XIXe siècle. Cet engouement pour les relations de voyage, de naufrages, d'exploration, va d'ailleurs bénéficier tout naturellement à la diffusion des témoignages qu'elles rapportent sous forme d'ouvrages comme d'articles. À côté de périodiques qui visent la culture universelle et encyclopédique du lecteur comme la Revue des deux mondes, Le Musée des familles, Le Magasin Pittoresque, la publication du voyage, par excellence, c'est Le Tour du Monde, fondée par Édouard Charton, saint-simonien et futur Secrétaire général à l'Instruction publique. Ce dernier, qui croit à l'image autant pour sa qualité esthétique que son pouvoir d'information, recrute les meilleurs graveurs de l'époque, Gustave Doré ou Riou si bien que l'extraordinaire iconographie de sa revue en fait un titre très apprécié dès sa sortie et de nos jours un objet de collection. Sur les cinq cents auteurs publiés, vingt-cinq sont des femmes. C'est peu, mais c'est une véritable reconnaissance en comparaison des publications, même actuelles, qui les ignorent. Ces articles du Tour du Monde, les entrées du Dictionnaire illustré des explorateurs et grands voyageurs français du XIXe siècle , le fonds des bibliothèques, surtout ceux de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque Marguerite Durand spécialisée dans la question féminine, permettent de recenser plus de soixante-dix femmes françaises, ou francophones ayant effectué des voyages lointains entre 1800 et 1900. Ici, le titre de « grandes» voyageuses françaises sera conventionnellement réservé à celles qui ont visité l'Afrique, l'Asie, l'Amérique, l'Océanie ou la Russie à l'exclusion du reste de l'Europe. Nicolas Bouvier avait-il raison d'estimer qu' «on a plus souvent profit à lire les voyageurs qui écrivent que les écrivains qui voyagent ? » On pourra en juger dans cet ouvrage où les écrivaines qui ont voyagé mais dans des pays voisins - George Sand ou Germaine de Staël - , s'effacent devant des voyageuses qui ont écrit sur des pays lointains.